mercredi 15 octobre 2008

Education et développement: adapter son autorité au stade de l'enfant


« Ça suffit maintenant, je te l’ai déjà dit, tu ne touches pas à ce tiroir. Mais c’est pas vrai, tu m’écoutes quand je te parle ? ». Il n’écoute rien, il me cherche, il me provoque : tels sont les mots que l’on entend souvent dans la bouche des parents ou des professionnels de la petite enfance qui ont en charge des enfants de 0 à 6 ans.

On a beau dire, redire et expliquer, il est difficile de leur faire entendre raison. Qu’ont-ils donc dans la tête, ces petits ? Que comprennent-ils de ce qu’on leur demande ou de ce qu’on leur explique ? La réponse à cette question n’est pas aussi simple qu’il y paraît pour deux raisons : d’une part, on n’a pas accès à leurs représentations intérieures mais juste à leurs comportements, d’autre part, notre regard est filtré et déformé par notre propre manière de voir le monde que l’on projette sur l’enfant. En fait, il se révèle aussi difficile pour un adulte de se mettre dans la peau d’un petit enfant que pour un habitant du XXIème siècle de s’imaginer les croyances et les pensées des habitants du Moyen-âge… C’est une étape de développement par laquelle l’individu comme la société sont passés, il y a longtemps, mais qui a été « recouverte » par de nombreuses expériences et compétences. Cette difficulté est source d’attitudes parfois inadaptées chez les parents ou professionnels : des exigences trop fortes ou brutales ou à l’inverse un environnement surprotecteur qui, dans les deux cas, freinent le développement de l’enfant et épuisent l’adulte.

Pour accompagner au mieux l’enfant dans cette maturation, il est donc essentiel de trouver des repères. Le modèle intégral de Wilber ou celui de la spirale dynamique se révèle particulièrement pertinent pour mieux appréhender les besoins et les ressources de l’enfant en fonction de son âge car il décrit les étapes de développement qui apparaissent de façon progressive et ordonnée chez l’être humain. Il s’inscrit dans une perspective développementale, dans la lignée de J. Piaget (compétences cognitives) ou Kohlberg (compétences morales).
L’être humain est un être en développement dont les besoins et les capacités évoluent. Cette évolution s’articule autour de deux axes :
  • D'une part, la capacité à devenir de plus en plus soi-même, unique et singulier (l'axe de la singularisation)
  • D'autre part, la capacité à se socialiser (l'axe de la relation)
Les stades de développement se situent alternativement sur un axe et sur l’autre dans un mouvement de spirale comme le montre la figure ci-contre.

Le stade instinctif

De sa naissance à environ 5 mois, le bébé est mû par l’instinct de survie. Ce premier stade se situe sur l’axe de la singularisation : En effet, à sa naissance, le bébé devient un être physique différencié qui reçoit un nom. Le cordon ombilical est coupé et le voici sorti de la matrice nourricière qui lui fournissait chaleur, confort et nourriture. Il lui faut désormais s’exprimer par lui-même pour survivre. Cette étape est particulièrement périlleuse dans le développement car le bébé dépend entièrement de son entourage pour survivre et n’a pour s’exprimer que des moyens rudimentaires : pleurs, cris, hurlements, tension, détente, sourire aux anges... Il est dans une étape de « toute-vulnérabilité ».
Ce premier stade correspond aux premières phases du stade sensori-moteur de Piaget. Les mouvements sont des actions réflexes. Le bébé cherche à satisfaire ses besoins de façon très instinctuelle : il sait téter, trouver le sein et son pouce et cherche la chaleur et les contours enveloppants. Il réagit aux stimuli environnementaux mais n’a pas conscience de soi ni d’autrui, il ne fait pas de distinction entre lui et le monde. Il a besoin de se sentir enveloppé. Sa relation au monde est principalement kinesthésique et la manière dont on le touche, le prend dans les bras, et le nourrit est essentielle comme l’ont montré les recherches et expériences en haptonomie.

Le stade fusionnel

Le stade fusionnel dure environ de 4 mois à 2 ans. Le bébé réalise progressivement la différence entre le monde physique qui se trouve « au dehors » et son existence propre : il reconnaît ses mains et ses pieds comme faisant partie de son Moi physique distinct du monde extérieur. Cependant, il reste en fusion émotionnelle avec son entourage, et plus particulièrement avec sa mère : il croit que le monde ressent ce qu’il ressent, veut ce qu’il veut, voit ce qu’il voit. L’enfant projette également ses sentiments sur les choses qui ont des intentions : le doudou est gentil car il console, et la chaise est méchante car elle fait mal. C’est l’âge de la peur du noir, des cauchemars. Tout peut devenir source d’enchantement mais également d’épouvante.
Cette étape correspond à un approfondissement du stade sensori-moteur défini par Piaget. La perception du monde reste surtout sensorielle mais l’enfant interagit de façon plus élaborée avec le monde : il prend des objets de façon intentionnelle grâce à la coordination entre vision et préhension, teste les effets de ses actes (la fameuse petite cuillère jetée pas terre des dizaines de fois…) et en fait même varier les facteurs (la jeter en l’air, devant, derrière…). Il commence à marcher, son territoire s’agrandit et il gagne en autonomie. Il entre dans une phase « ambivalente » où il alterne la demande de bras protecteurs et la volonté de s’aventurer tout seul dans un monde qui l’attire.
L’enfant se bâtit progressivement une sécurité intérieure même quand la figure réelle de la protection n’est pas présente. Il a besoin d’objets transitionnels (le fameux « doudou »), de rituels d’endormissement ou de séparation pour favoriser une sécurité intérieure qui l’accompagne et le soutienne dans son exploration du monde.

Le stade égocentrique

Entre 2 et 5 ans environ, l’enfant traverse une étape égocentrique dans laquelle il découvre le courage de s’affirmer et le plaisir d’obtenir satisfaction. C’est l’émergence du Moi Psychique, la prise de conscience d’être ‘Je’… Ce stade correspond au stade préopératoire décrit par Piaget. L’enfant peut penser à quelque chose sans que la chose soit présente, imiter une action en différé : il appréhende le monde au travers des symboles. Mais sa perception égocentrique limite sa compréhension du monde : il croit que tout a été fabriqué par les êtres humains (artificialisme), il mélange les lois physiques et les lois morales (ex : les bateaux flottent parce qu’ils sont gentils), il croit les évènements ont un but (ex : les nuages avancent dans le ciel pour apporter la pluie).
L’enfant peut affirmer une chose et son contraire sans pour autant être gêné par l’incohérence. Son affirmation est très impulsive et peu réceptive à la raison et à la morale. Il tente d’imposer ses désirs par la force et de faire céder son entourage. Il supporte mal la frustration et déteste que le monde (et les autres !) lui résiste ! Il teste sa force, sa puissance émotionnelle mais également ses pouvoirs magiques... Son monde est rempli de héros qui, eux, peuvent changer les règles de la nature ou les règles sociales quand ils le veulent…
Comment passer ce cap difficile ? L’enfant de cet âge est, comme on l’a vu, peu accessible à la raison et à la morale. Aussi, est-il inefficace de s’évertuer à lui expliquer en détails le pourquoi des règles. L’enfant a besoin que sa puissance d’affirmation soit reconnue et valorisée et en même temps l’adulte doit canaliser cette puissance pour éviter qu’elle ne blesse. La tâche n’est pas si difficile que cela car l’adulte a des ressources bien supérieures à celles de l’enfant : sa force physique et son intelligence. Si l’enfant a besoin de bouger, de sauter, de crier, super ! mais dehors ou dans un coin autorisé, s’il veut frapper super ! si c’est sur l’oreiller ou le ballon, s’il veut mordre super ! mais dans la pomme. C’est l’approche de l’aikido : il ne s’agit pas de « casser » ou de bloquer la puissance de l’enfant car elle est essentielle à son développement, mais de la canaliser.

Le stade normatif
Le quatrième stade de développement est le stade normatif que l’enfant traverse entre 5 et 9 ans environ. Il répond au besoin d’appartenance à un ordre collectif qui canalise les pulsions et pacifient les relations. L’enfant reste très impulsif et ses pulsions se heurtent régulièrement, et parfois avec fracas, aux lois physiques (le feu brûle, les objets tombent, le temps passe sans qu’on puisse revenir en arrière…) et aux lois sociales portées par les adultes (on fait attention aux autres, on attend, on partage…). Il cherche l’apaisement apporté par un monde ordonné et protecteur dans lequel chacun a une place et un rôle à jouer. L’enfant se réfère aux personnes dont le statut est au dessus du sien (parents, enseignants, éducateurs…) pour savoir ce qui est bien ou mal, interdit ou autorisé. La parole des adultes devient la référence : « papa a dit que », « la maîtresse a dit que… ». Il accepte de jouer son rôle d’enfant dans une pièce écrite et mise en scène par les adultes et s’assure que les autres respectent autant que lui ce qui correspond à leur rôle. Il accepte de plus en plus de lâcher les bénéfices de la domination et devient sensible au respect des règles. Il est même parfois plus royaliste que le roi : il s’offusque lorsque l’on change le texte d’un conte qu’il connaît par cœur et dénonce avec véhémence des infractions aux règles posées par les adultes. Cette progression psychique correspond au passage du « deux au trois », du duel basé sur le rapport de forces à des relations avec un tiers, régies par des valeurs et des règles « venues d’en haut » et auxquelles chacun se doit d’obéir.
Les repères ainsi donnés lui permettent de déposer les armes et de s’intégrer dans un univers structuré et prévisible dans lequel il peut apprendre. Plutôt que de limites, ce dont a besoin l’enfant à ce stade, c’est d’ordre et de repères dans l’espace, le temps, les rôles de chacun. L’adulte l’aide en restant présent, bienveillant et ferme lorsque l’enfant est débordé par ses pulsions et ses émotions. Il peut le contenir physiquement avec bienveillance pour le protéger ou l’empêcher de nuire et plutôt que de dire « je ne suis pas d’accord, ça n’est pas possible » qui sont des expressions négatives qui restent focalisées sur « l’objet interdit », il peut guider son attention vers d’autres objets ou d’autres évènements afin de l’aider à traverser la frustration. A cet âge là, l’enfant passe encore très facilement d’un intérêt à un autre, d’une émotion à une autre, ce qui facilite sa guidance.

Comme on le voit jusqu’à présent, dans les différentes étapes présentées, la raison n’est pas encore réellement présente. Et pour cause car les capacités logiques et rationnelles ne s’acquièrent que progressivement. Ce n’est que vers 7-8 ans que l’enfant acquière une pensée plus argumentée et cohérente, et notamment qu’il cherchera à comprendre les raisons pour lesquelles quelque chose est interdit ou demandé. C’est en effet dans le courant suivant, rationnel et individualiste, l’enfant s’interroge de plus en plus sur le monde, devient plus logique et détecte les incohérences. Les explications l’aident à comprendre et accepter les lois physiques et sociales. Et c’est encore plus tard, vers l’âge de 11-12 ans qu’il développera éventuellement l’empathie.

Plus l’adulte prend en compte les capacités de l’enfant, plus son autorité devient efficace et bientraitante. Il aide l’enfant à consolider les ressources que chaque étape lui apporte et il peut accompagner plus sereinement les passages d’un stade à l’autre, moments de « crise » où l’enfant aimerait tout à la fois grandir et rester petit…

Véronique Guérin

Une version légèrement raccourcie de cet article a été publiée dans non-violence actualité..

2 commentaires:

Jess a dit…

Bonjour
merci pour ce message très intéressant!
Moi aussi je m'intéresse à la pensée philosophique.

Ce blog est vraiment très enrichissant, je reviendrais sûrement.

Bonne continuation^^

florence a dit…

Bonjour,
cet article est certainement utile d'un point de vue d'un adulte ordinaire qui ne comprend rien à son gamin, mais d'un autre point de vue, plus spirituel disons, il ignore complètement les capacité réelles des enfants.
Il faut croire que les gens qui étudient les enfants ont perdu ces capacités, ce qui est bien ennuyeux pour les enfants, car ainsi, l'éducation ne fera que les étriquer, puisqu'ils sont prétenduement à un stade de développement inférieur.
Ce n'est pas l'avis de toutes les traditions. Dans le tantra de Kalachakra par exemple, il est dit que le pratiquant doit revenir non seulement au stade du petit enfant, mais à celui de sa conception.
Qu'est-ce que le petit enfant a, que nous n'avons pas ? Des gouttes propres. Les gouttes sont l'élément subtil qui est la "base" de la conscience (de même que la cloche est la base du son). Elle est le lien direct à la nature de notre esprit. Le meilleur état des gouttes se trouve à la conception, et ensuite cela diminue.
Cela explique que le petit enfant ait une faculté d'apprentissage exceptionnel. Les neurologues l'expliqueront autrement, l'un n'exclut pas l'autre.
La pire chose qui arrive à l'enfant (et qui est considérée comme une très bonne chose), c'est l'âge de raison. A ce moment, il perd toute sa plasticité naturelle, et devient quasiment idiot. Un petit adulte, en somme.
On s'en rend compte lorsque soi-même on peut retrouver cette faculté (par nettoyage des gouttes). A ce moment, l'apprentissage cesse de suivre des voies rationnelles et logique, pour suivre des voies "imaginales" (cf Henri Corbin pour la définition du mot). C'est ce que fait le petit enfant. Il suit sa faculté imaginale.
Par ailleurs, si l'on regarde dans les yeux d'un bébé, et si l'on a quelque habitude de regarder les yeux des maîtres, on y trouvera la même chose : clarté et vacuité. Il se trouve qu'à cet âge l'individu n'est pas encore rattrapé par son karma, il a une connexion évidente à sa propre nature, qui se voit dans ses yeux.
Ensuite, grâce à l'éducation et à l'incompréhension des adultes, tout est oublié, sauf chez les tulkous, où tout cela est cultivé.